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Sur: « Invisible » de la Cie Magali et Didier Mulleras

Chronique d'une permanence oubliée
par Philippe Baudelot (mai 2006)

« Invisible » fait son lit de l'imaginaire* comme une rivière dans des terres meubles, un lit où le passant s'installe. Est-il celui de la Cie Mulleras, celui de la danse, cela n'a guère d'importance. Ce lit s'emplit et se vide, de l'étiage à la crue, flot de gestes hybrides qui conduisent à la lenteur, à l'immobilité puis à une ample et pesante reprise. La parole y sourd à l'oreille, murmure, se gonfle et file. Cela ne peut tarir.

« Invisible » se constitue et se pose au centre des architectures. L'installation s'y forme, s'y construit et s'y distille. Les bâtiments qui l'accueillent guident vers elle, la prolongent. Ils épousent les deux grands parallélépipèdes dressés en quinconce qui portent l'oeuvre. Inscrits dans le sol et sur les murs, ceux-ci semblent vouloir les rapporter au plan d'origine. Ils tendent à ne plus faire qu'un avec. Sur les faces ouvertes à nos regards, des images créent des trouées de lumière colorée sans cesse refermées sur le très sombre. Les pixels de Nicolas Grimal y fondent et nous sondent. Des embrasements s'inscrivent dans l'œil comme des portraits surpris. Une bibliothèque s'entraperçoit mais n'est-elle pas la coursive d'un bateau ? Une route attend, en partance croit-on. Des corps se diluent dans le tableau, des visages indistincts. Alors, on aperçoit des silhouettes, on croit les entendre. C'est pour juste les croiser, pour effleurer l'aire qu'elles déplacent, l'air que la lumière trace, le silence bruyant que propose la musique, à peine troublée par des promeneurs qui s'arrêtent quelques instants, se figent ou poursuivent leur chemin.

La mémoire éclate en fulgurances comme soutenue par la matière d'un son palpable, matériau strident qui s'effondre dans l'infiniment grave et sur lequel flotte le sol imperceptible. Cet invisible n'est pas, n'est plus visible alors même que les sens y devinent une réalité sensible. Il semble irréel alors que tout y est manifeste. On y distingue du connu qui refuse de se dévoiler. La performance en détache des échos disparus. C'est là où cela ne devrait pas être, ne pourrait pas être, mais c'est bien là. Cela s'est passé, se passe encore, ici mais certainement ailleurs. Inexploré, cet invisible dessine une perspective si précise, si réelle qu'on ne peut y trouver que ce que l'on croit chercher, l'esquisse d'un point de fuite.

Point de fuite ou personnage ? Un danseur marche, pensif et rectiligne. Didier Mulleras marmonne. Concentré de soliloque et d'indifférence feinte, Il trace une ligne improbable. Quelques mots confus émergent. Comme voulant surprendre, il se retourne brusquement. A l'abscisse, trois autres (sont-ils des femmes ?) nouent et dénouent des entrelacs brisés. Magali Viguier-Mulleras, Séverine Prunera et Elisabeth Nicol trament ligne à ligne l'enchevêtrement d'un vide dilué dans la lumière, l'inventent en rythmes insensibles et secrets. Ce sont actes. La danse est violente. Elle se condense de la vitesse à la chute, mémoire et reprise d'images dont elle semble faire fi dans un décalage permanent. Pour autant, elle dit ces images. Elle affirme qu'elle est elles, qu'elles sont elle. Elle s'y obstine. Elle les atteint, mais y échoue comme sur une route perdue. Il faut bien dès lors qu'un homme en costume sombre se la raconte, seule voie pour faire vivre, qui sait, les nuages disparus. Car cela a été, mais cela ne raconte pas ce que cela fut. Nous sommes dans l'ordre d'un récit, d'un périple que l'on écoute, d'une histoire que l'on se raconte, du souvenir d'événements éteints mais télescopant le visible en un déroulement simultané sans début et sans fin, dans l'ordre d'un univers dont les corps se jouent.

« Invisible » est indéfini. « Invisible » est une litanie psalmodiée de l'imperceptible, de l'inapparent, de l'indiscernable et de l'indistinct, de ce qui est indécelable et insaisissable, secret et voilé. Cette œuvre s'inscrit dans un dessein, mais s'en distingue pour proposer juste quelques éléments, quelques fragments fugitifs que le regard tente en vain de contourner. Elle oublie et distanciation et identification. Elle vise la matière même de l'imaginaire sans en poser à priori la nature. Elle est constituée des bribes d'un passé brutalement parlé au présent, d'une histoire qui se serait débarrassée du temps. « Invisible » est une vie dont ne resterait plus que des parcelles sans importance, indéfiniment reprises parce que clés de tout. C'est le déroulé de ce qui fuit pour mieux demeurer, la chronique d'une permanence oubliée.

Philippe Baudelot
Consultant sur les arts numériques,
Chef de Projet danse numérique du Monaco Dance Forum
Chargé de cours sur les arts et la danse numérique à l'Université de Nice Sophia-Antipolis

* « Tout imaginaire paraît « sur fond de monde », mais réciproquement toute appréhension du réel comme monde implique un dépassement caché vers l'imaginaire. Toute conscience imageante maintient le monde comme fond néantisé de l'imaginaire et réciproquement toute conscience du monde appelle et motive une conscience imageante comme saisie du sens particulier de la situation. »
Jean-Paul Sartre « L'imaginaire »

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